BUZZ MARS 2002 :
SAEZ : JEUNE ET CON-DAMNE
Avec sa bouille angélique et ses yeux trop brillants, voici trois ans
déjà, Damien Saez nous alpaguait de ses textes rebelles et de
ses riffs incisifs, pour nous projeter dans ses " Jours étranges
". Et du jour au lendemain, la planète France, tétanisée,
se réveillait, fatalement peuplée de tant de " jeunes et
cons ". Génération Saez ?
Sans aucun doute l'explosion annoncée de " God blesse ", ce
second album devrait faire bien des ravages car, comme un David Bowie à
la française, le jeune Damien offre tant de visages subjuguants. Tour
à tour grungeur enragé surfant dans la tempête des guitares
saturées, crooner de légende retaillant enfin le costar doré
qu'elle mérite à la chanson française, ou androïde
technoïde pratiquant en séquences télescopées la sexualité
sans doute la plus débridée depuis Gainsbarre, Saez n'a qu'une
constance ; c'est sa rébellion, son insoumission au sens littéral
et si anachronique du terme, son insubordination et sa résistance viscérale
à toute forme d'autorité.
Car les textes de ce garçon sont à la poudre ce que sont les allumettes.
Les politiques, les mafias militaristes et industrielles, le sexe, Dieu et les
Hommes ne sont pas épargnés par ce rock si intense qu'il laisse
l'arrière-goût cuivré du sang sur les lèvres. Sur
la piste des géants, notre jeune homme peut rejoindre ses aînés
, Brel, Ferret, Manset, Polnareff, Christophe, Stefan Eicher mais aussi Jim
Morrisson, Syd Barret, Cohen, Gabriel... ou carrément Georges Michael
avec son torride " Sexe ". Saez est une secousse majeure et sa saine
sédition n'a pas fini de chambouler notre horizon sonore hexagonal.
Le Petit Prince de la jeunesse de France est de retour avec " God blesse
", double album kaléidoscopique explorant un vaste horizon musical
où se croisent rock rebelles, classicisme rigoureux et mélodies
intemporelles. Un manifeste flamboyant, électrique, acoustique et éclectique,
dont la clé de voûte s'intitule " Voici la mort ". Rencontre
avec un jeune homme de 24 ans au sommet de son art.
Trois ans après l 'évènementiel " Jours étranges
" qui s'est vendu à plus de 200 000 exemplaires, Saez balance dans
les bacs " God blesse ", cocktail étonnant, détonnant,
à base de rock lycéen (" Solution ", " J'veux du
nucléaire "), de ballades poignantes (" So gorgeous ",
" No place for us ", " Light the way ", " Perfect World
", " A ton nom "), de chansons s'inscrivant dans la grande tradition
française (" Les hommes ", Saint-Pétersbourg ",
" Usé ", " Menacés mais libres "), de techno
porno (" Sexe "), d'hallucinations psychédéliques ("
Isn't it love ", " J'veux qu'on baise sur ma tombe ", "
Ice cream in an acid van "), et de thèmes classiques confinant au
sublime (" Thème 1 ", " Condamné ", "
Voici la mort "). Entre-temps, Damien est allé à la rencontre
de son public dans le cadre d'une tournée de 6 mois à travers
la France , la Belgique, la Suisse, l'Italie. Il vient de publier A Ton Nom
aux éditions Actes Sud, un recueil d'anciens et de nouveaux textes, parmi
lesquels des inédits. Enregistré et mixé par Téo
Miller (Infinite Mass, Mr X, Placebo), " God blesse " retrace un fabuleux
voyage qui a duré plus d'un an et constitue incontestablement le projet
le plus ambitieux et le plus abouti de Saez. Accompagné, notamment, par
James Eller à la basse (Tony Banks, Julian Cope, Nick Lowe, The teardrop
Explodes), Clive Deammer à la batterie (Jeff Beck, Dr John, Portishead),
ou encoreMartin Jenckins à la programmation (Bert Jansch, Black Box Recorder),
Damien assure l'ensemble des guitares et l'intégralité des parties
de piano, intimes et lumineuses. Quant aux somptueux arrangements de cordes,
ils furent dirigés par Deodato (Frank Sinatra, Aretha Franklin, Kool
and the gang) et enregistrés par Wayne Wilkins (Björk, Johnny Cash,
Oasis). Un casting de rêve, auquel il convient d'ajouter les copains du
bord : Franck Phan (guitare, co-composition), Maxime Garoute (batterie) et Antoine
Rogge (churs). Résultat, " God blesse " révèle
une richesse musicale inouïe et des textes vénéneux dont
nulle âme ne ressort indemne.
BUZZ : " Jours Etranges " est sorti en 1999. Que s'est-il passé
depuis ?
Saez : Un croisement entre le néant et l'infini. Je ne saurais même
pas dire si " Jours Etranges " a existé. Je ne sais même
plus ce qu'il y a dessus, c'est une vie passée. C'est comme ce proverbe
sicilien qui dit que le sexe de la femme n'a pas de mémoire et qui prend
pour exemple une femme dont le mari part à la guerre. Elle prend un amant
au bout de quelques temps de lassitude et, quand son mari est de retour, tout
redevient normal, la vie continue. Je me compare un peu au sexe de la femme
dans la mesure où la création de quelque chose est dans l'instant,
pas dans l'éternel.
BUZZ : Comment les nouvelles chansons sont-elles nées ?
S : Déjà, j'ai moins tout composé. Des chansons comme "
Solution " ou " Light the way " ont été faites
par Franck Phan. Il y a même certains tires pour lesquels je n'étais
pas là à la base, ce qui change de " Jours Etranges ".
D'une manière générale, " God blesse " s'est
construit au fur et à mesure du voyage qu'a été l'enregistrement.
Contrairement aux habitudes où l'on va passer trois ou quatre mois en
studio, nous avons mis plus d'un an et beaucoup de chansons sont nées
de ce voyage. On s'est dit : " Faisons soixante morceaux pour en garder
vingt ".
BUZZ : Les textes de " God blesse " traduisent une radicalisation.
Tu dénonces le capitalisme, la mondialisation, le pouvoir de l'argent,
tu chantes " être l'enfant d'une génération ratée
", " qu'il n'y a plus de rêves pour cette génération
". C'est un constat terrible pour la jeunesse !
S : Il y a bien un mec qui est mort à Gènes... C'est horrible
mais finalement il n'y a pas tant de luttes que ça. Nous sommes dans
une situation où il n'y a pas de bien et pas de mal. Pour avoir des rêves,
des utopies, ou ne serait-ce que des idées, il faut des convictions.
Pour avoir des convictions, il faut être convaincu et pour être
convaincu, il faut croire au blanc et au noir. Il faut partir de certains postulats
pour espérer arriver à quelque chose de meilleur. Or aujourd'hui
il n'y a pas de nouvelles idées.
BUZZ : Il y a un mot qui revient souvent, c'est condamné. Tu parles notamment
de génération condamnée. En quoi est-elle condamnée,
et qu'est ce qui la condamne ?
S : Le préservatif, le chômage, l'insécurité. En
tout cas, ce qu'on nous fait croire et ce qu'on veut nous mettre dans la gueule
toute la journée : " Si tu ne fermes pas ta porte à clé,
t'es mort, on va violer ta femme... ". D'un seul coup, tout le monde risque
tout. C'est la culture de la peur. C'est tellement plus simple d'avoir le pouvoir
quand on fait peur.
BUZZ : Tu parlais de préservatif. Il y a une chanson qui s'appelle Sexe
dont le texte est sans ambiguïté...
S : Et sans plastique. C'est une chanson atypique parce que musicalement, elle
se rapproche d'une culture club. Il y a eu l'explication " alors on va
danser, faire semblant d'exister " dans " Jeune et con " et là,
apparaît l'autre côté de cette culture club : le sexe. Forcément
crade, plus hardcore que néo-romantique...
BUZZ : Dans quelle mesure tes études au conservatoire ont-elles été
utiles à la composition des thèmes classiques figurant sur l'album
?
S : Ces thèmes classiques expriment la nostalgie d'une partie de moi,
la plus innocente de toutes. C'est très important car c'est justement
ce qui fait que cet album est plus franc musicalement que " Jours Etranges
". On peut être beaucoup plus rock avec un piano qu'avec toutes les
guitares saturées du monde. Si on cumule " Solution ", "
J'veux du nucléaire ", " Menacés mais libres "
et " Usé ", on obtient une différence étonnante.
C'est ce qui me plaît dans la culture de ce pays : la capacité
d'un certain métissage, de savoir garder quelque chose de très
français qui est la chanson et de le mélanger à autre chose
de très anglo-saxon. Le conservatoire ? J'en garde un très bon
souvenir, de l'enfance jusqu'à l'adolescence. Mais tout dépend
du prof... Personnellement je suis tombé sur quelqu'un d'exceptionnel
qui était capable de nous faire passer l'heure de cours sans qu'on touche
au piano. Il nous parlait de sa mère russe, de la neige qui tombait sur
Saint-Petersbourg, de sa grand mère qui lui racontait des histoires,
de Noël en Russie, et ça partait... Tu étais dans un autre
monde, et d'un seul coup, tu essayais de comprendre un peu plus les univers
de Bartok et Sati. C'était une chance énorme. Mais d'un autre
côté, j'ai été frustré par le conservatoire
en terme éducatif, de la même manière que j'ai été
frustré par l'éducation nationale par rapport aux lettres. Je
trouve incompréhensible qu'en fac, on nous apprenne à lire et
pas à écrire. On ne laisse pas les gens s'exprimer sur ce qu'ils
ont à l'intérieur. De même je trouve aberrant le peu de
place laissée à la composition au conservatoire. OK, c'est gentil,
on étudie les grands. C'était tous des génies, ils sont
exceptionnels, d'accord ! Une fois compris ça, tu passes le restant de
ta vie à interpréter les autres. Mais bon, la vie par procuration
BUZZ : Pourquoi avoir choisi Téo Miller comme ingénieur du son
?
S : J'avais été scotché par le son de " Pure Morning
" de Placebo. Au-delà d'une qualité de mix, Teo a surtout
apporté une façon totalement différente d'envisager la
musique. Au lieu de repartir dans le même délire que celui de "
Jours Etranges ", qui était une sorte de Pro Tools rock où
toutes les parties étaient bien étudiées, bien calées,
soit l'inverse du live, il a fait en sorte que toutes les pistes de voix soient
en une seule prise . Il n'y a pas eu de choix et c'est pour ça que c'est
plus vrai et plus honnête. Teo nous a beaucoup aidés à ne
pas se perdre. C'est un peu la différence entre un mannequin et une fille
belle. Pro Tools, c'est le mannequin. Ah c'est génial, on lui a refait
les dents, mortel ! L'autre, c'est une personne qui est belle naturellement
et ça n'a rien à voir. Il y a des chansons où je me dis
que je chante mal. Si j'avais pris deux heures pour les travailler, j'aurais
forcément chanté cent fois mieux. Sauf que ça aurait été
tellement empreint de calculs qu'on aurait perdu cinquante pour cent de l'âme
BUZZ : Le thème de Dieu est omniprésent. D'un côté,
tu dis qu'il a abandonné les hommes et de l'autre tu avoues prier. Tu
pries qui, pour qui, et pourquoi ?
S : J'essaye de trouver la faille parce que ça me fait chier ces histoires
de Dieu. Je n'arrive même pas à savoir ce que je mets dans ce mot-là.
" A ton nom " est davantage ciblé parce que c'est un constat
sur la religion. Le fait de dire : " on a prié pour toi " est
une forme de proximité puisqu'il y a tutoiement. Il fait chier, Dieu
! Mes parents sont désolés d'avoir fabriqué un chanteur
de droite... (rires). Ils me trouvent un peu révoltés, mais au
sein des enfants de chur...
BUZZ : Tu viens de publier A ton Nom aux éditions Actes Sud. Comment
envisages-tu l'écriture par rapport à la composition ?
S : De même que Gainsbourg respectait davantage la peinture que la chanson,
je pense qu'un art qui, aujourd'hui, n'arrive à se suffire que d'un stylo
et d'une feuille de papier est au-dessus de tout ce qui peut exister. Quelque
chose qui est capable de représenter toute l'humanité par des
mots, touche à la noblesse. C'est irremplaçable. On peut mettre
tous les bouquins qu'on veut sur le Net ; cliquer sur une souris, ce n'est pas
tourner des pages
BUZZ : L'insoumission et la révolte sont les éléments fondamentaux
de tes textes ; jusqu'où es-tu révolté et insoumis ?
S : Ils me font chier avec mes histoires de papiers. En bref, je ne suis pas
allé aux trois jours et je n'ai pas effectué mon service militaire.
Je n'ai pas donné de nouvelles et il était hors de question que
je le fasse. Ils m'ont jugé au tribunal, je n'étais pas là,
et je fais appel car ils m'ont condamné à une peine de six mois
de prison ferme. On verra bien où ça ira. De toute façon,
ça n'a pas beaucoup d'importance. S'il faut aller vivre en Amérique
latine, ce n'est pas un problème. Le Venezuela est le pays qui a les
plus belles filles du monde. Je ne blague pas, au bout d'un moment, faut pas
déconner. Je suis passé d'une année où je n'avais
pas la sécu parce que je n'étais pas étudiant, que je ne
travaillais pas, et quand j'appelais, on m'expliquait qu'il fallait que je paye
20 000 francs par an pour avoir la sécu dans ce pays, à l'année
suivante où j'ai payé pas mal d'impôts.
BUZZ : Justement, avec plus de 200 000 exemplaires vendus de Jours étranges,
on imagine que ta situation financière s'est considérablement
améliorée. Quel effet ça fait d'être jeune et riche
?
S : Je ne suis pas riche et je peux l'expliquer. Il y a beaucoup de domaines
où je paye pour les autres. Il n'y a pas eu une fois en studio, et sur
un an, où j'ai mis la bouffe sur le budget de l'album, parce que je préférais
qu'on ait plus de jours. J'ai vraiment dépensé énormément
d'argent. Entre 150 000 et 200 000 francs, auxquels il faut ajouter l'achat
de matériel car je voulais qu'on ait un Pro Tools pour pouvoir bosser.
Honnêtement, par rapport à la population mondiale, je suis très
riche. Mais si la question est de savoir si j'ai deux millions de côté,
la réponse est non. La question, c'est d'être sûr qu'on va
être capable de faire ce qu'on a envie de faire aussi longtemps qu'on
le désire. Pouvoir être en studio à chaque fois qu'on en
a envie, c'est ça être riche. La richesse, c'est la liberté
et là, je suis très riche.
BUZZ : Autre chose à ajouter ?
S : Ce n'est même pas que "God blesse" enfonce le clou, il troue
le ciel. La mégalomanie, c'est la mère de l'art. Qui n'a pas compris
ça peut rentrer chez lui. Pour se mettre à nu, il faut être
mégalo. Sinon, on ne peut pas le faire.